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Manutea : interview d’Etienne Houot

La petite distillerie de Moorea nous avait émerveillés dès l’arrivée de ses premiers rhums blancs. Présentés au salon Dugas Club Expert en 2017, ils étaient notre coup de cœur du salon. Aujourd’hui, Manutea est déjà forte d’une reconnaissance unanime. Elle a d’ailleurs été couronnée de nombreuses récompenses. Elle continue ainsi de grandir sereinement en restituant toujours avec le même soin son terroir si unique. Pour parler de l’avenir de Manutea et des jolies surprises qui nous attendent très bientôt, nous avons discuté avec Étienne Houot, directeur commercial et logistique. Il commence par nous décrire la signification de Manutea :

« MANU signifie l’oiseau en polynésien, mais c’est aussi tous les êtres vivants (humains, animaux, végétaux). TEA signifie blanc, clair, lumineux. MANUTEA est « l’oiseau blanc » que l’on retrouve sur notre logo, mais également en clin d’œil sur nos étiquettes de rhum en version jour (fonds clairs). Ces oiseaux vus par les navigateurs annonçaient la proximité des îles, de la terre et donc l’espoir de pouvoir démarrer une nouvelle vie après de longs mois passés sur leur pirogue double.

Une légende de Tahiti raconte que “le dieu des mers et celui des vents l’ont fait naître d’une vague et d’un alizé pour protéger les océans et tous ceux qui s’y aventurent”. Ainsi, Manutea protège tous les marins et les voyageurs.

Les navigateurs polynésiens ont bravé l’océan Pacifique, transportant la canne-à-sucre depuis l’archipel de la Nouvelle-Guinée jusqu’à Tahiti, protégés par « MANUTEA ». »

L’histoire de Manutea

À l’origine de Manutea, il y avait les jus de fruits Rotui, fabriqués dans l’usine Moorea. De cette usine est née une distillerie qui produit des liqueurs, des eaux-de-vie de fruits, et des vins d’ananas. Elle distille même un rhum de mélasse qui est assemblé en rhum ananas ou vanille depuis les années 1990.

Manutea est attachée aux produits de son terroir polynésien. Elle s’est donc naturellement intéressée au pur jus de canne à sucre, qu’elle distille depuis 2015. Le rhum Manutea est issu d’une espèce endémique appelée O’Tahiti, à laquelle il est fondamentalement lié.

La canne O’Tahiti est une canne noble, non hybride, très proche de la canne originelle. On estime qu’elle a été implantée sur l’archipel aux alentours de l’an 500. Elle a plus tard été « découverte » par les occidentaux par le biais de Bougainville. Celui-ci l’a ensuite disséminée à travers la planète. Robuste et rentable, elle a rapidement conquis le monde, jusqu’à devenir la principale variété cultivée au milieu du XIXème siècle. Les contraintes et les exigences de l’industrie du sucre lui ont ensuite préféré des variétés hybrides. Bien que moins aromatiques, elles produisent un sucre plus concentré et régulier.

Manutea a aujourd’hui la chance de pouvoir travailler ce riche héritage, dont la culture s’est à nouveau développée en Polynésie. Elle produit donc un rhum de pur jus de canne O’Tahiti, cultivée sur l’île de Tahaa (nouvellement sur Moorea). Son  jus est pressé et fermenté sur place, puis emmené sur une goélette jusqu’à la distillerie de Moorea.

Est-ce qu’il y a une culture du rhum dans la population polynésienne ?

Non, on ne peut pas parler de culture du rhum telle qu’on peut la connaître aux Antilles ou à la Réunion. Cette différence s’explique par le fait que la production de rhum en Polynésie était quasi nulle durant la seconde moitié du XXème siècle, alors qu’elle avait été forte entre 1842 et 1945 avec un pic en 1932 où 33.000 litres de rhum avaient été exportés en métropole. Ce n’est qu’en 1992 que l’on ré-exploite la canne et que l’on produit du rhum polynésien. Puis il y eu une accélération de la production de rhum pur jus de canne à compter de 2015.

Comment avez-vous « retrouvé » la canne O’Tahiti ?

La canne O’Tahiti a été retrouvée dans les jardins des particuliers ou de manière sporadique et à l’état sauvage dans certaines plantations (notamment les parcelles d’ananas à Moorea). Ces cannes n’étaient pas cultivées, il n’y avait pas de valorisation de cette production. Ce n’est qu’à partir de 2010 sur l’île de Tahaa que l’on a commencé à s’y intéresser et à la planter en vue de fabriquer du rhum agricole.

Fin 2018, nous avons commencé à planter sur l’île de Moorea en certification biologique. Nous avons une pépinière installée juste à côté de la distillerie. Nous y avons multiplié les cultures de cannes nobles.

Je crois qu’un projet d’IG (qui proscrirait notamment les variétés hybrides) était en cours, est-ce que c’est toujours d’actualité ?

Oui, nous devrions déposer le dossier le mois prochain pour une reconnaissance au niveau local. Puis l’INAO instruira au niveau national. Le terme de cette démarche sera d’ajouter notre IG en annexe du règlement européen des boissons spiritueuses afin de pouvoir garder la même dénomination « agricole » sur nos étiquettes en Polynésie et en Europe. Au-delà de ce point règlementaire, le cahier des charges permettra aux professionnels comme aux amateurs éclairés de mieux connaître l’histoire du rhum en Polynésie et de comprendre la manière dont nous valorisons cette filière canne-rhum avec un savoir-faire particulier qui nous distingue de nos confrères. C’est un point important pour nous et nous cultivons cette différence. Enfin, il nous paraît évident de promouvoir une agriculture vertueuse à travers notre syndicat. Il s’agit aussi de sensibiliser tous les acteurs (privés / publics) afin de mettre en place une filière d’avenir.

Pour revenir à ta question, nous allons faire interdire l’introduction de variétés de canne non présentes en Polynésie. Certaines variétés modernes ont été introduites depuis longtemps. Nous en avons recensé 4 et ces dernières sont reconnues par notre cahier des charges.

Est-ce qu’il y a plusieurs variétés au sein de l’espèce O’Tahiti ?

Notre cahier des charges pour l’indication géographique (IG) Rhum Agricole de Polynésie française décrit précisément ce point. Seules les cannes nobles peuvent prétendre à la désignation cannes de Tahiti ou cannes O’Tahiti. Nous (le syndicat qui regroupe planteurs et distillateurs) en avons recensé 7 variétés.

C’est un point important de notre IG. Ces cannes nobles sont très proches de la canne originelle de Papouasie Nouvelle-Guinée et nous avons la chance de pouvoir les mettre en valeur à travers le rhum. Certes les rendements ne sont pas les mêmes que ceux des cannes modernes ou hybrides. Mais cela nous permet d’ancrer nos rhums sur le terroir polynésien et de raconter l’histoire de la canne et de sa dissémination dans l’ensemble du Pacifique par les pirogues doubles et les premiers navigateurs / découvreurs polynésiens.

O’TAHITI, signifie littéralement, c’est de Tahiti, c’est Tahiti, c’est à Tahiti. On doit cette dénomination à Bougainville qui rédige en 1768 l’acte de prise de possession de la Nouvelle Cythère (Tahiti).

Comment peut-on décrire le terroir de Tahaa ?

Tahaa présente des caractéristiques géologiques de sols ferralitiques, propres aux îles issues de l’émergence de volcans sous-marins. Nous sommes en climat tropical humide. Nous avons des précipitations durant la saison chaude (saison d’abondance) et un stress hydrique modéré durant la saison fraîche où le soleil est plus généreux.

On retrouve également ces caractéristiques sur Moorea où nous exploitons plusieurs hectares en agriculture biologique. Notre premier rhum blanc bio 100% Moorea sortira en fin d’année .

Peux-tu me parler de la fermentation ?

Nous introduisons des levures exogènes qui vont permettre de lancer la fermentation. Les levures indigènes prennent ensuite le relais. Nos fermentations durent 5 à 6 jours en moyenne et nos vins de canne titrent 7 à 9°.

Du point de vue de la distillation, peux-tu nous présenter l’alambic ?

Nous avons acquis un nouvel alambic Holstein en 2020. Il nous permet de monter notre capacité de production avec des batchs de 6.000 L au lieu de 2.500 auparavant. Il s’agit d’un alambic mixte. La chaudière est surmontée d’un chapiteau en col de cygne, puis nous passons par une colonne de rectification à 4 plateaux. Nous avons l’option de ne pas le faire, ce qui offre la possibilité de décliner de nouveaux projets. Il coule, après passage dans le condenseur, une eau-de-vie de canne à 80% environ. (Il s’agit donc d’une distillation par batch en une seule passe, ndlr). Nous brassons, aérons et réduisons sur une période minimum de 3 mois avant mise en bouteille ou mise en fût.

Les vieillissements sont relativement récents, comment avez-vous acquis les techniques et la culture relatives à ces pratiques ?

L’expérience terrain, les échanges avec nos fournisseurs de barriques, les rencontres avec nos confrères (à l’occasion du Rhum Fest et du Club Expert Dugas) et beaucoup de lecture ont permis de démarrer l’aventure du vieillissement. De nombreux tests ont été réalisés depuis 2015. Le fait de travailler sous normes ISO 9001 et ISO 22000 est un atout pour nos équipes en termes de traçabilité et d’amélioration continue ainsi que pour la formalisation de tout ce qui a été entrepris.

Nous avons encore beaucoup à apprendre et travaillons avec humilité et patience pour préserver la qualité de nos rhums durant ces années de repos en fûts.

L’histoire des rhums MANUTEA retiendra ces années 2015 – 2020 où une petite équipe de Moorea, a donné le meilleur pour créer, analyser, apprendre et mettre en valeur ce formidable terroir polynésien et sa culture basée sur l’échange, le partage, la gentillesse et la joie de vivre.

C’est la passion du travail bien fait qui aura permis à cette minuscule entreprise de progresser et d’oser se lancer dans des métiers nobles comme producteur de vins d’ananas et désormais distillateur de rhums.

Nous en sommes aux balbutiements, mais les 9 médailles déjà acquises en moins de 3 ans nous encouragent à continuer dans la voie de la qualité et de l’originalité.

À quoi ressemble votre chai ?

Le chai se trouve actuellement au sein de notre usine de production de jus et distillerie. Le bâtiment regroupe toutes nos lignes de transformation et conditionnement. Ce dernier est éclaté en plusieurs groupes et nous avons pris la décision de déplacer nos fûts pour les regrouper au sein d’un seul et même bâtiment qui a été réhabilité pour devenir notre futur chai. Le déplacement des fûts se fera dans les prochaines semaines. Ce sera l’occasion de quelques photos et d’une publication sur notre page FB.

Les températures journalières affichent des amplitudes de 5°C. L’hygrométrie est importante (variations entre 60% et 80% d’humidité). Nous sommes typiquement en vieillissement tropical avec une part des anges autour de 5-6% sur les fûts d’occasion. Cette part augmente sensiblement lorsque l’on utilise des fûts neufs. A noter enfin que la distillerie et le chai se situe à 500m du lagon et que l’air marin y est toujours présent.

Quels types de fûts utilisez-vous, et quelles ont été vos critères de choix ?

Dès le début de l’aventure, nous avons décidé de faire un choix fort permettant de nous démarquer de nos confrères. Cette décision était motivée par le fait de vouloir préserver une différence entre nos rhums et les rhums déjà présents sur le marché. Si les fûts de Bourbon sont présents chez nous pour assurer une continuité aromatique et une cohérence par rapport aux rhums déjà existants, nous avons intégré en parallèle des fûts de Banyuls pour donner de la rondeur, du fruit confit et de la gourmandise à nos vieux.

Nous avons quelques fûts qui permettent de réaliser des finish (Oloroso mis sur le marché en décembre 2020, Porto et Pinot Noir à venir) ainsi que des fûts neufs pour travailler et améliorer la longueur en bouche. Enfin, nous avons des fûts de chêne français qui ont préalablement contenu de l’extrait de vanille et qui nous permettent la production de notre édition limitée Vanilla Tahitensis qui est un élevé sous bois (entre 6 et 12 mois) et qui vient naturellement se parer de notes vanillées.

Nous lançons notre 1er Brut de Fût Bourbon au mois de juin sur le marché polynésien. Le Single Cask Banyuls sera de nouveau dispo en juillet/août et notre VSOP reviendra en décembre.

Une édition limitée pour la métropole est également prévue pour la fin de l’année avec un Brut de Fût Banyuls sélectionné avec les équipes Rhum Attitude.

De combien de fûts disposez-vous à l’heure actuelle ?

Nous avons environ 150 barriques avec l’objectif d’atteindre les 300 d’ici 5 ans. Je reste volontairement vague car nous souhaitons garder une part de « confidentialité » sur ce point.

Nous restons une distillerie très artisanale à l’échelle mondiale avec des coûts de production élevés (la qualité est au rendez-vous !). Il nous sera impossible de concurrencer nos confrères antillais qui font de très bons rhums blancs agricoles à des tarifs imbattables. Nous travaillons d’ailleurs avec la classe politique pour un rééquilibrage fiscal afin que tous les rhums des DOM et TOM supportent les mêmes taxes, ce qui n’est pas le cas à ce jour (nous en payons 2 fois plus et sommes considérés comme un rhum étranger).

4 thoughts on “Manutea : interview d’Etienne Houot

  1. Great article. I wonder if Huahine would fit the criteria for the growing of O’Tahiti cane?

    1. Thank you Matthew for your feedback. With Huahine being quite close to Tahaa, i guess that would be the case, although i have no serious knowledge about it. What i am sure of though, is that the guys from Manutea and other polynesian distilleries proved that anything is possible ! 😉

  2. Bonjour,

    C’est vrai que les rhums de Polynésie française méritent d’être connus. La production y est faite avec passion et un respect de la canne à sucre endémique.
    J’ai eu la chance de visiter une distillerie sur l’île de Taha’a et j’en garde un merveilleux souvenir : https://jerevedevoyages.com/lile-de-tahaa/

    Merci pour cette présentation et cet entretien avec Manutea, marque forte du rhum tahitien.

    1. Bonjour Stéphane, l’avenir du rhum polynésien s’annonce extrêmement intéressant en effet, nous avons hâte de voir la suite ! Merci pour le partage de ce bel article

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