Poursuivons notre exploration de la West Indies Rum Distillery (WIRD) de la Barbade, avec l’alambic Vulcain, dont Alexandre Gabriel nous explique le fonctionnement singulier :
Autre alambic très intéressant de la WIRD : le Vulcain. Pourrais-tu nous en parler ?
C’est ce que l’on appelle un alambic à chambre. Ce type d’alambic n’est pas du tout connu puisqu’il n’existait plus dans l’esprit des gens. J’ai fait quelques recherches avec l’historien David Wondrich. Nous étions assez familiers de ces alambics, mais ce sont un peu comme des dinosaures oubliés. David, qui est américain, en était très fier. Cet alambic est à la distillation ce que le jazz est à la musique, c’est-à-dire « all americana ». On les appelle aussi les « charge stills », les alambics à charge. C’est un gros tube, qui au lieu d’être un alambic à la Édouard Adam, précurseur des retors à l’horizontale, présente des retors à la verticale, ce qui est assez astucieux. L’intérêt des retors à l’horizontale, c’est qu’ils peuvent avoir des cols de cygne. Donc l’inconvénient de l’alambic à chambre est qu’il ne peut pas en être équipé, puisqu’il alimente les chambres du dessus, verticalement.
Est-ce que comme avec les alambics à retors, on charge les différentes chambres de têtes et de queues de distillation ?
Le Vulcain est un alambic à trois chambres, plutôt primitif, alors que les « plus modernes » comportent quatre chambres. La chambre du bas est la chambre que l’on remplit de vinasses. Il y a un serpentin à l’intérieur, où l’on injecte de la vapeur qui s’échappe par des trous, ce qui vient faire bouillir les vinasses. Ces vinasses ont des arômes. Elles s’évaporent et passent par des tuyaux qui font bouillir le vin qui se trouve dans la deuxième chambre. La troisième chambre n’est rien d’autre qu’un chauffe-vin. Dans la configuration à quatre chambres, il y a une chambre intermédiaire où le vin bout une deuxième fois.
Pour le vulcain, on ne fait bouillir qu’une fois. Mais nous avons un élément de reflux, qui fait que ce qui sort du chauffe vin passe dans un petit alambic à gin, d’où les matières les plus lourdes retombent dans le vin, par reflux. Tout passe dans ce petit alambic, comme dans une sorte de système de retors ou de thumper. Mais le vin ne barbote pas, il est simplement rectifié. C’est un élément de sélection. Lorsque la distillation est terminée, on ferme tout, on jette les vinasses. Puis on descend les vinasses de la deuxième chambre vers la première, on descend le vin chaud de la troisième à la deuxième, et on recommence une distillation.
« Certains « chamber stills » étaient faits en bois. C’était vraiment l’alambic de la nouvelle frontière. »
Même si l’on n’avait pas de chaudronnier, on avait un tonnelier et un copain plombier, et on faisait un alambic. Le Vulcain est un gros tube d’1,50m de diamètre, plutôt court, son inconvénient est qu’il n’est pas sexy. Quand on le voit, on se dit qu’il n’a pas été gâté par la nature, par contre il a des chevaux sous le capot !
Il a été conçu au XIXème siècle, on n’est pas sûr de la date exacte, je dirais 1880. Mais il a été acheté beaucoup plus tard, aux États-Unis, au lendemain de la prohibition, lorsque les distilleries étaient exsangues. À cette époque, les distilleries de whisky de la côte est, de Philadelphie et de Baltimore, comme Pikesville par exemple, distillaient pratiquement toutes en alambic à chambre. C’est quelque chose qui a été documenté par des historiens comme David Wondrich. C’étaient des alambics très efficaces, grâce à la chaleur montante, surtout ceux à quatre chambres qui n’avaient besoin que d’une seule passe. Ils étaient antérieurs aux colonnes Coffey qui les ont remplacés un temps. Mais ils avaient une signature aromatique qui faisait que les nouveaux propriétaires de colonne ne s’y retrouvaient pas, et rachetaient des alambics.
Ensuite, la mode des whiskies haut de gamme s’est perdue. Le whisky est devenu une commodité, et si aujourd’hui ils sont revenus à la mode, à une époque tout le monde s’en fichait, et ce fut la mort des alambics à chambre.
Il en reste donc un à la Barbade, et un autre qui est une réédition. C’est un alambic à trois chambres qui se trouve chez un distillateur de whisky américain qui s’appelle Léopold.
« Notre ami Digger Henderson, qui est à la distillerie depuis 43 ans, sait très bien comment distiller avec le Vulcain. Et heureusement, parce qu’il n’y a pas de manuel ! »
Il n’y a pas d’automatisme informatique, tout se fait avec des manettes, dont une qu’il faut taper avec une barre métallique pour qu’elle s’ajuste. Ils appellent ça la Vulcan Tap, avec une barre qui était toute rouillée mais qui a repris du service. En ce moment on distille beaucoup avec, y compris des rhums de jus.
Justement, ce jus de canne, est-ce qu’il passe préférentiellement dans certains alambics ?
Le jus passe dans tous les alambics, saufs dans les grosses colonnes, puisque c’est quelque chose que l’on fait déjà dans les Caraïbes françaises. Pour le jus de canne, il faut aller très vite. On ne fait pas de fermentations comme pour les mélasses, hyper longues, hyper sophistiquées (même si on essaie à la Jamaïque). Donc nous utilisons le Vulcain, le Old Gregg, et le Hot Pot qui est un nouvel alambic que j’ai dessiné à partir des archives. J’ai récupéré la cucurbite d’un alambic du cognaçais. Elle est complètement rivetée, ce qui était le dénominateur commun de tous les alambics à l’époque. La tête, le chapiteau, le col de cygne etc ont été repris à partir des dessins que l’on a trouvés dans nos archives. Ces trois alambics passent actuellement toute la journée à distiller des jus.
Le Hot Pot est donc un alambic récent ?
Oui, je l’ai dessiné parce que le Old Gregg commence vraiment à s’user. On est à 2,5 – 3mm, et ce serait dommage de le mettre par terre. Ce qui est compliqué, c’est la première chauffe. Les éléments des mélasses et des jus sont assez soufrés, donc le cuivre étant auto-sacrificiel, il s’abîme. J’ai dessiné cet alambic à repasse de 20 hectolitres avec des vieux potes. Gaylord a refait un col de cygne, une réplique exacte de ce que l’on avait au XIXème siècle à La Barbade. C’est donc lui qui se prend les premières chauffes dans la figure. Je peux te dire que cela lui tire sur la culotte, parce que les gars des Caraïbes ne peuvent pas s’empêcher d’acidifier avec des dunders etc.
C’est pour cela que j’avais prévu des tuyaux que l’on appelle « downcombers ». J’aime bien que la charge aille bien au fond de l’alambic, afin d’homogénéiser. Il s’agit d’un tube de cuivre de plombier, hyper mince. La dernière fois que j’ai chargé l’alambic, j’ai remarqué je le liquide n’allait pas vraiment au fond. J’ai regardé ce qui s’était passé après la distillation, et en fait l’acidité avait bouffé tout le cuivre, en trois ans. Donc j’ai dit aux gars : « on ne fait pas de 2600 en esters avec le Hot Pot. Il date de fin XIXème, il est encore en forme, mais il est délicat ». Nous allons donc construire un retors qui sera complètement prévu pour travailler avec ces éléments acidifiés. Les parties au contact du liquide seront en inox, et naturellement toutes les parties gazeuses seront totalement en cuivre.
Quand tu es arrivé à la WIRD, il n’y avait finalement que le Old Gregg qui tournait, pour ce qui est des appareils discontinus…
Tout à fait, le Vulcain ne tournait plus depuis le début des années 2000, le Hot Pot n’existait pas et le Rockley était un élément de décoration du parking, qui faisait office de rond-point ! Nous avons un autre alambic qui s’appelle le Batson, qui est à mon avis techniquement le frère du Old Gregg. C’est toujours un élément du parking, car pour l’instant je n’ai pas encore le budget pour le réhabiliter. Il a un surnom qui n’est pas très politiquement correct : le « Batson’s bitch ». Ils disaient qu’il était très difficile à manier. Actuellement il dort à l’extérieur. Il ne s’abîme pas car le cuivre ne rouille pas, donc on le réparera un jour.
Lorsque l’on fait des recherches sur le nom de Batson, il est important de comprendre que tout comme Long Pond, la WIRD est un mariage de plein de distilleries. Elle s’appelait Stade’s à une époque, et au moment où George Stade construisait sa colonne, un distillateur récupérait les alambics de petites distilleries qui fermaient. Il faisait concurrence à Stade’s avec des rhums 100 % alambic. Dans les années 1930, ce distillateur qui s’appelait Charles Batson finit par fermer sa distillerie. Celle-ci a alors été rachetée par la WIRD. C’est de là que provient l’alambic Batson, et je pense que le Rockley vient de là également.
Il y avait une autre distillerie qui s’appelait Barbados Distillers. Elle était sur la colline à côté de chez nous, et nous en avons récupéré quelques pièces détachées ainsi qu’un tronçon de colonne qui ne sert plus à l’heure actuelle. Donc la West Indies Rum Distillery, c’est le résultat au moins de Batson, de Barbados Distillers, et de cette fameuse distillerie dont on ne sait rien, dont la WIRD a pris l’emplacement tout au début.
« C’est un emplacement magique pour une distillerie »,
parce que tu as de l’eau (c’est un domaine qui s’appelait Spring Garden – « le jardin des sources »). Et puis tu es aussi au bord de la mer, ce qui était idéal pour embarquer les fûts sur les bateaux. Cette distillerie avait sa propre jetée, où les bateaux venaient charger les fûts, pour les charger sur de plus gros bateaux, au port. Il y a même un document au parlement qui donne un droit éternel à la distillerie de construire sa propre jetée. Elle était en bois et s’est effondrée. Mais ce n’est pas trop grave car le port est à un kilomètre, donc nous pouvons charger nous-mêmes les bateaux.
« Nous avons aussi une colonne qui s’appelle la Blair, sur le système Coffey, tout en cuivre »
Elle a été commandée en 1941 et mise en service en 1945. C’est une super colonne, dont un autre exemplaire a distillé à Long Pond jusque dans les années 2010, mais est totalement silencieux aujourd’hui. Elle n’y distillera peut-être plus jamais, pour des raisons de budget, mais aussi parce que la colonne a été une parenthèse pour Long Pond. Pourtant c’était une super colonne. Il y a deux semaines, j’étais avec Vivian Wisdom, à qui j’ai justement fait goûter un rhum de 22 ans que j’avais dans mes stocks.
Elle a été installée en 1955 environ, et quand on la voit, c’est comme quand on rentre dans une vieille église. Elle a explosé à un moment donné, elle est presque fonctionnelle et peut être réparée. Mais à quoi bon la restaurer étant donné que j’en ai une à West Indies, qui est toute raccordée ? Il me manque un tronçon de 50cm sur une colonne de 25 plateaux, donc elle sera réparée un jour.
Nous avons aussi une petite colonne des années 1990, à 23 plateaux. Elle distille notamment les lies, ce qui reste dans les fonds de cuve. Il y a également une super John Dore construite en 1970 par David Pym, juste avant que John Dore ne fasse faillite. C’est une quatre colonnes, complètement manuelle, que l’on peut gérer en deux colonnes.
« C’est celle qui faisait Plantation jusqu’à maintenant, mais elle est pour l’instant en sourdine. »
En 1990, on a eu une Webster & Stone, une colonne canadienne qui n’a pas beaucoup d’intérêt. Elle est très industrielle, et l’on s’en servait pour les clients qui achetaient du light. J’ai fait changer la colonne de rectification par un ami chaudronnier hyper geek. Cette colonne peut marcher seule et tirer des rhums au degré souhaité. Ils peuvent aussi passer dans les trois autres colonnes pour les clients qui souhaitent du rhum light. Cela me fait donc une « single column », qui est en fait composée de deux colonnes mises l’une sur l’autre pour des raisons d’énergie. Elle est également sous vide, ce qui permet d’économiser 30 % d’énergie.
Et puis ce qui est important, quand on est sous vide, c’est que l’on distille à un point feu un peu plus bas. On évite ainsi le « scaling » (l’accumulation de calcifications sur les plateaux, ndlr). On n’est pas obligé de taper avec marteau et un burin pour enlever ce qui a collé sur les plateaux. Sans cela, on est obligé de faire un « descaling » tous les trois mois, et c’est vraiment pénible. On pourrait le faire tous les quatre ou cinq mois, mais on perdrait énormément en efficacité parce que les plaques perdent en précision, elles sont complètement entartrées. Avec la distillation sous vide, on distille un peu plus bas en température. Comme en cuisine, si on réduit la chaleur cela n’accroche pas au fond de la casserole.
« Ce gros investissement m’a permis d’avoir une colonne avec des points de tirage intéressants et précis. »
L’ancienne n’a pas été jetée, elle est restée à côté, comme le veut la philosophie barbadienne. Je voulais la démonter et la mettre à la ferraille, mais les Barbadiens m’ont regardé et m’ont dit qu’on ne faisait jamais ça, que ce soit avec les colonnes où les vieilles unités d’air conditionné. Dans les distilleries, il n’y a que des ingénieurs, et on garde toutes les pièces détachées, « cela peut toujours servir ».
Tous ces équipements donnent envie de voir cela en vrai ; est-ce que la partie spiritourisme est quelque chose qui t’intéresse ?
Absolument, la distillerie est en fond de plage, et il y avait une sorte de club, qui était loué à des gens qui montaient un bar exemple. Nous sommes en train de le restaurer pour faire un centre de visites au bord de l’eau, avec une porte qui donne dans la distillerie elle-même.
Nous ne sommes pas vraiment la distillerie idéale à visiter, par rapport aux plus récentes qui sont conçues autour de cela. La notre n’a pas été prévue pour cela, c’était la distillerie secrète. Nous avons fait Mount Gay jusqu’à il y 6 ans, ainsi que beaucoup d’autres marques. C’était la « dark kitchen » de la Barbade, donc elle était tenue au secret, et tout sauf visitable. Chez les Barbadiens, à part ceux qui étaient bons en sciences à l’école, et qui savaient que l’un des jobs possibles était d’être distillateur à la West Indies, personne ne la connaissait.
Don Benn (le maître distillateur) est un très bon exemple. Il avait les meilleures notes de sa classe en sciences, dans ce pays de 150 000 habitants. La Barbade lui a payé une bourse en Angleterre. Il y a étudié pour être ingénieur, et il est revenu pour travailler à la WIRD. Dario Jordan (le « J « de JAWS), est prof universitaire sur les levures et les fermentations. Il est venu en année sabbatique et n’est jamais reparti. Terry Allen (le « A » de JAWS), était brasseur pour la bière Banks, et avait très envie de venir bosser avec nous sur la fermentation. Voilà les geeks de la West Indies.
Pour finir, est-ce que tu aurais quelques petites choses intéressantes qui vont arriver cette année ?
Tu sais que nous avons tout le temps des choses qui arrivent. Nous travaillons toujours sur beaucoup de choses à la fois. Cela fait plusieurs années que je travaille au Paraguay, sur la “caña paraguaya”, des distillats de jus déshydratés avec des colonnes d’une vingtaine de plateaux. Ils ont des cannes endémiques, ainsi qu’un bois qui s’appelle l’incienso. Leurs propres foudriers qui sont là depuis trois générations. Il va donc y avoir une expression Paraguay dans les années qui viennent, mais aussi une expression de l’Île Maurice, avec de vieux lots qui sont en vieillissement.
Je ne sais pas exactement quand cela arrivera, mais cela fait plusieurs années que je travaille sur un rhum Navy, et que j’écris un bouquin avec Matt Pietrek. Je dois finir de le rédiger. C’est un peu comme quand j’ai écrit un livre sur la Grande Champagne. On m’a dit « mais c’est bête, on sait ce que c’est que la Grande Champagne ! », alors j’ai répondu d’accord, mais à part le fait qu’il s’agisse d’un cru de cognac, qu’est-ce qu’on en sait ? Pourquoi cela s’appelle la Grande Champagne ? Depuis quand ? Qui a pensé que ce cru était supérieur pour l’appeler « premier cru » ? C’est dommage de ne pas répondre à toutes ces questions, donc j’ai écrit un livre sur le sujet, où l’on a élucidé la plupart de ces questions.
« C’est la même chose pour le Navy Rum : qu’est-ce que le Navy Rum ? »
Un rhum fort, oui, mais à quel degré ? Est-ce qu’il a changé dans l’histoire ? Quelle est son origine ? Qui a commencé à en faire ? Est-ce que l’assemblage a changé ? Quand Matt Pietrek a pris sa retraite de Microsoft et a décidé de se consacrer au rhum, j’ai sponsorisé ses recherches sur le Navy Rum. Il a écrit la première partie grâce notamment à des archives de dingue qu’il a réussi à trouver. Je les ai rachetées à ce vieux monsieur qui les avait sauvées de E&DF Man. C’est une histoire folle !
Quand Matt était à la bibliothèque nationale, en Angleterre, un archiviste lui a conseillé d’aller rencontrer ce vieux monsieur, Michael Fogg. Il avait travaillé chez E&DF Man, aujourd’hui un courtier de mélasse, qui a pourvu la couronne anglaise en rhum pendant un siècle et demi. Mr Fogg est arrivé dans l’entreprise à un moment où elle ne faisait plus de rhum, plutôt du whisky. Mais il a désiré conserver les documents concernant le rhum. Il a gardé 1m3 des documents qui lui paraissaient les plus précieux. Lorsqu’il l’a rencontré, Matt m’a appelé en me disant qu’il avait tous les contrats depuis un siècle, c’était fou.
« Nous allons faire une édition très limitée de Navy Rum, avec un vieillissement dans des cuves ouvertes, comme sur les docks. »
Et donc ma partie du livre sera de donner la validité de tous ces éléments techniques. Cela expliquera pourquoi notre rhum sera fait de cette manière, en s’inspirant de ces différentes choses. Cela tombe bien car j’ai des cuves du XIXème siècle, pratiquement de la même taille que dans les docks. Ils sont dans un chai à Javrezac, non pas au bord de la Tamise, mais de l’Antenne, un endroit inondable très humide. Nous allons faire ce rhum que l’on va appeler Mr Fogg, en hommage à Michael Fogg qui est décédé depuis, en sachant qu’il y aurait une pièce au château de Roissac avec toutes ses archives, et un rhum qui va porter son nom.
Merci beaucoup Alexandre pour le partage de toutes ces aventures !
Toutes les illustrations sont (c) Maison Ferrand / West Indies Rum Distillery