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WIRD / Barbade : interview d’Alexandre Gabriel 1/2

La Maison Ferrand, qui est à l’origine de Plantation Rum, Cognac Ferrand et Citadelle, est dirigée par l’inénarrable Alexandre Gabriel, passionné hyperactif qui a ajouté une sérieuse corde à son arc en 2017, en acquérant la West Indies Rum Distillery de la Barbade, devenant par là même co-propriétaire de National Rums of Jamaica (Long Pond, Clarendon et Innswood). Très vite, les idées ont fusé, tout particulièrement à la WIRD où Alexandre a entrepris de rénover et créer des alambics artisanaux qui permettent aujourd’hui à la distillerie de proposer un grand nombre de profils de rhums différents. Mais cela n’est qu’une toute petite partie des projets entrepris récemment, comme vous allez le voir dans cette interview :

Bonjour Alexandre, as-tu passé un bon Rhum Fest Paris ?

Oui, c’était un bon millésime cette année. Nous avons vu plein de monde, j’ai pu faire deux masterclasses en compagnie de Martha Miller (PDG de National Rums of Jamaica) et Robert Gordon (Master Blender des rhums Monymusk). Nous avons apporté quelques petites choses assez folles ! (Des marks inédits de Clarendon, de Long Pond et de la WIRD, ndlr)

Nous y allons doucement sur la Jamaïque, car ils n’aiment pas montrer trop de choses. À la Barbade, ils ont aussi un rapport passionnel avec leur production, ils se battent sur les IG etc, mais en même temps ils n’aiment pas forcément parler de ce qu’ils font. Je leur dis toujours : « comment veux-tu que quelqu’un tombe amoureux de qui tu es, si tu ne dis pas qui tu es ? ». Alors nous en parlons, et ils s’ouvrent peu à peu. En même temps, je ne décide pas seul, c’est leur culture, leur héritage. Mon grand-père disait toujours « tu n’es pas propriétaire d’un vignoble ou d’une distillerie, tu t’en occupes », donc je ne ferai jamais quelque chose contre leur gré. Nous avons décidé ensemble d’en parler un peu plus, et en tant que passionnés ils sont ravis.

Cela permet de goûter des choses incroyables. Je suis certain que tu n’avais jamais goûté un rhum à 2600g d’esters, puisque ça n’avait jamais quitté le pays. Le fait de pouvoir le faire aujourd’hui est une grande première, et j’ai été ravi de le faire. Partager tout ce que je peux partager, en toute transparence, pour que l’on vive la même passion, et emporter plein de monde, c’est génial.

Ce que j’ai retenu, encore plus que ce fameux mark à 2600g en esters, c’est le mark JAWS…

Le JAWS est incroyable. C’est la Barbade dans toute son excellence, c’est-à-dire la force et l’élégance. En Jamaïque, tu dis « ya’mon » quand tu veux dire oui à quelqu’un, et à la Barbade tu dis « yes please ». Tu as toujours ce côté très classe. Dans le pire des cas, les rhums de la Barbade sont trop neutres. Dans le meilleur des cas, c’est de la classe, de l’intensité, ça ne tape pas dans tous les sens, c’est de la force avec de la retenue.

On est déjà au-delà des Wedderburns, puisque l’on est dans les Light Continental, c’est-à-dire dans les high esters (700-800 g/hlap). C’est une catégorie hyper intéressante, qui est ici maîtrisée et que j’adore. J’ai pu comprendre cette culture avec l’équipe, et ensemble nous avons créé le petit miracle qu’est ce nouveau mark. Ce que nous avons goûté avait environ 6 mois de vieillissement, donc je te laisse imaginer ce que cela donnera avec du temps…

Il y a aussi du pedigree derrière tout cela : tu as Vivian Wisdom, le maître distillateur de Clarendon qui a formé Flovia Riley (actuelle directrice de la production), puis de New Yarmouth, de Hampden, et qui est aujourd’hui chez nous à la WIRD. On peut dire qu’il connaît la Jamaïque, la fermentation, et qu’il sait distiller ! Tu as aussi Dario Jordan, qui est vraiment la bête de la fermentation. Ce sont des gens bien qui ont décidé de bosser là-dessus avec moi. Dario et ses équipes en sont fiers : quand ils font des compétitions sportives à la Barbade, des sortes de cross, ils portent tous un t-shirt WIRD ou Plantation avec JAWS marqué dans le dos. Tout le monde se demande pourquoi, c’est un peu leur mot de passe et ils s’amusent avec ça.

« L’autre mark, c’est du super concentré, toujours avec la classe barbadienne »

Il n’est pas très accessible si tu ne l’hydrates pas, mais je trouvais que c’était intéressant de le montrer car c’était une première. C’est Alex Mourigué (Responsable marché France) qui m’y a poussé, mais je me disais que quelqu’un qui ne serait pas un super fana de rhum et qui viendrait à la masterclass allait complètement nager. Il m’a dit « justement, c’est votre challenge ! » Tu connais les gars de chez Ferrand, ils aiment embarquer tout le monde, et finalement je pense que les gens ne se sont pas trop ennuyés donc j’étais content.

C’est bien aussi d’aborder des choses que l’on ne va pas forcément comprendre tout de suite, mais que l’on va découvrir le long de notre chemin…

Oui, par contre il y avait une ou deux personnes devant moi qui avaient les larmes aux yeux quand ils buvaient, mais ce n’était pas d’émotion (rires). C’est vrai que c’était un bon moment, et cela ouvre des horizons. Un grand spiritueux, c’est une aventure gustative, c’est tout sauf l’ennui, c’est la surprise. Chez Ferrand, je fais toujours cette promesse à l’équipe : « vous ne vous emmerderez jamais ! » C’est une promesse que je tiens et les Ferrand le confirment : parfois quand tu vas dormir le soir ça tourne dans ta tête mais tu ne t’ennuies jamais (rires). Je pense que c’est aussi le cas pour les gens qui nous font confiance en achetant nos produits, nous leur promettons tout sauf l’ennui. C’est hyper important, de toujours t’emmener quelque part.

Quand j’ai travaillé avec Vivian Wisdom sur Canerock, qui est un rhum plus facile mais que j’ai voulu techniquement très bon, nous nous sommes interdits tout truc artificiel. C’est une base jamaïcaine, et il n’existe aucune autre expression en infusion végétale, en spiced, qui soit 100 % Jamaïque comme cela. C’est une base de rhum qui est chère, d’habitude on prend un rhum de St Croix ou de Porto Rico par exemple. Là, nous nous sommes éclatés à faire quelque chose de très trapu mais complètement accessible. Notre seul point de désaccord était qu’il voulait ajouter une petite pointe de ganja, en quantités très faibles, médicinales, mais je lui ai dit que juridiquement on n’y était pas encore !

L’année prochaine, j’espère pouvoir apporter quelque chose qui sortira du vieux Rockley Still, dont je vous ai fait un petit teasing en photos. Il est en ce moment à Cognac, mais il va bientôt prendre la mer. Nous sommes allés signer sa boite de transport avec Martha cette semaine.

Parlons de ce fameux alambic Rockley, est-ce que c’est celui que l’on appelait Shears à une époque ?

Sur l’alambic, il y a une porte où est inscrit le nom de Shears, mais l’alambic ne peut pas avoir été signé par ce fabricant. C’était un chaudronnier assez génial de la première moitié du XIXème siècle. À cette époque de la pré-période industrielle, il y avait beaucoup de fierté à faire des choses très régulières, et Shears était le jardin à la Française de l’alambic. Ce n’est pas du tout le cas pour cet alambic, dont le dôme est moulé dans le sable, tout rugueux, véritablement fait avec des coups de masse et avec des rivets.

J’ai demandé à Dave Wondrich (historien et écrivain) s’il pouvait retrouver des traces de ce Rockley, dont il manquait le col de cygne, avec une porte Shears etc. Un jour où il était à Londres pour faire des recherches dans les archives, il m’a appelé comme un fou en me disant qu’il était sur une brochure de Shears qui en réalité vendait des portes pour les vieux alambics !

“À Cognac, nous n’avons toujours pas de portes sur nos alambics, nous sommes toujours en train d’enlever le chapiteau pour les charger.”

Mais au XIXème siècle, les distillateurs des Caraïbes et d’Écosse se sont quand-même dit que ce n’était pas pratique. C’est comme entrer dans ta voiture par le coffre ; c’est possible, mais au bout d’un moment tu préfères avoir une porte sur le côté ! Donc Shears a décidé de créer ces portes, qui dans un premier temps posaient des problèmes car à l’époque on n’avait pas la même qualité de joints. Il se dégradaient avec le feu et cela causait des fuites. C’est aussi pour cela que l’on avait abandonné l’idée à Cognac.

Nous avons gardé cette porte Shears sur le vieil alambic, nous l’avons repolie à la main, et on voit bien qu’elle a été moulée de façon bien plus industrielle que le reste. Elle fait partie de l’histoire de cet alambic, et accessoirement elle est bien pratique.

« David Pym, l’actuel propriétaire de John Dore, m’a dit que c’était l’un des plus vieux alambics de rhum existant. »

Il lui paraissait épais, et il m’a conseillé de le faire tester. À Cognac, nous avons tout le matériel pour cela, et j’ai un copain chaudronnier qui a un petit atelier de quatre personnes. Ils me rappellent cette émission de télé où l’on retape de vieillies bagnoles récupérées dans une grange.

Je collectionne les alambics, j’en ai une vingtaine. Je viens d’en acheter deux petits du XIXème siècle de deux hectolitres, qui sont arrivés tout cabossés. Ils les ont pris, les ont réparés, et c’est comme la voiture qui sort du garage dans cette émission. Ils sont tout polis, tout pimpants.

Les chaudronniers ont passé des centaines d’heures sur le Rockley. Rien que pour refaire la trompe d’éléphant, l’équivalent du col de cygne, ils ont travaillé et tapé dessus pendant 300 heures. Cela paraît bête, mais à raison de 30 heures par semaine, cela fait 10 semaines à taper sur ton col de cygne !

Cet alambic, qui a été moulé dans le sable, est hyper épais. Aujourd’hui, quand tu achètes un alambic neuf, tu es autour de 3mm, et là le dôme est encore à 9mm, donc il a trois vies devant lui. Il ne faut pas que je fasse d’acidifications type high esters car sur le dessous on est plutôt à 3mm, donc c’est comme un alambic neuf.

« Si tu fais des distillations hyper acides, ton alambic ne dure pas plus de 15 ou 20 ans »

Il faut que je fasse des distillations traditionnelles, comme au XVIIIème siècle, sans vinaigre, sans faire des choses extrêmes. C’est une bécane qui va nous faire de supers eaux-de-vie. On espère qu’elle fera du rhum d’ici quelques mois, en octobre ou novembre. J’ai une idée assez précise de ce que cela va donner, puisque j’ai une certaine habitude, mais bien sûr, nous avons hâte parce que ce sera un grand moment. Digger Henderson, qui est depuis 43 ans à la distillerie, est tout content de goûter ça. Son père était distillateur aussi pendant 47 ans, et il a connu cet alambic en fonctionnement.

J’ai un bouquin de la fin du XIXème qui décrit ce qu’est un alambic à rhum. J’y ai retrouvé un vieil alambic haïtien, et Gaylord est prêt à m’en faire un à partir de vieux alambics. Dans ce livre de 1898 de la Bibliothèque de la Revue Générale des Sciences, il y aussi un alambic à rhum « ancien système », du début du XIXème siècle, dit « à trompe d’éléphant ».

David Wondrich m’a envoyé quelques-unes de ses recherches, où l’on retrouve l’alambic de George Washington qui ressemble fortement au Rockley. George Washington avait deux fermes : une aux États-Unis, et une à la Barbade. La trompe d’éléphant est là aussi, mais elle a un problème technique qui fait qu’elle est trop proche du chapiteau, donc il y a un transfert de chaleur. Scientifiquement, aujourd’hui, on sait que c’est une bêtise, donc sur mes dessins j’ai écarté la trompe du chapiteau pour ne pas avoir ce contact de chaleur.

Est-ce que Rockley était le nom du fabricant d’origine ?

Rockley était le nom d’une plantation assez importante du sud de l’île. J’ai moi-même une maison dans la localité du même nom. C’est aujourd’hui un terrain de golf, qui s’étire jusqu’à la mer. Donc le nom de l’alambic vient certainement de cette plantation, bien que je ne puisse pas l’assurer. En tout cas, il a toujours été appelé ainsi localement. Nous avons un autre alambic, le Old Gregg, qui date de 1850 et qui distille pour Plantation depuis toujours (c’est d’ailleurs ce qui m’a attiré dans cette distillerie), et dont nous savons qu’il vient de la ferme qui s’appelait Gregg’s farm,dans le nord de l’île.

On voit qu’il est plus récent, les rivets sont plus réguliers, ils ont été mis avec une machine qui assemblait les plaques. Ce n’est que plus tard que l’on a inventé le système de gaufrage, comme les portières de voiture, où les pièces étaient façonnées à la presse. Aujourd’hui, tout est fait à la presse, alors c’est un peu fou de penser que l’on peut taper sur une pièce pendant 300 heures. Mais cela ne comprime pas le métal de la même façon, cela ne fait pas des alambics de la même qualité.

“C’est pour cela qu’il y a encore des gens qui font cela à la main, pour les ultras puristes.”

Le Old Gregg distille toujours, bien qu’il fuie de partout. C’est pour cela que j’aimerais que Gaylord vienne à la Barbade. Il y a du boulot pour lui, car il fait réparer le Old Gregg, ainsi que le Vulcain qui fait encore 3mm. On va encore utiliser une dizaine d’années, mais il faudra lui faire un petit frère. Il fuit aussi beaucoup, ce qui n’est pas grave en soi, mais cela coûte bêtement de l’énergie. Donc nous allons ressouder en faisant très attention. Cela s’appelle « faire un jonc », en étain, et il faut des gens qui aient l’habitude de cela.

Pour revenir une dernière fois sur le Rockley, as-tu une estimation de sa date de construction ?

Tout à fait, David Wondrich pense que c’est 1780. L’alambic de George Washington lui ressemble énormément, ce sont quasiment deux frères. C’en est même troublant. Mais ce n’est pas étonnant, parce qu’à l’époque, on ne pensait pas les États-Unis de New York à Los Angeles. Il faut savoir que du XVIème au XVIIIème siècle, les États-Unis, c’était la Nouvelle Angleterre. En Caroline du Sud, les 11 premiers gouverneurs venaient de la Barbade. Pour tous ces planteurs, les deux rives étaient l’est de l’Amérique et les Caraïbes. À l’époque, ces îles étaient l’équivalent du Qatar etc,

“on parlait des « sugar barons » comme on parle des rois du pétrole aujourd’hui.”

La Barbade a une histoire très intéressante. J’ai un fils qui est un fana d’histoire depuis toujours. Quand il avait 12 ans, il souhaitait absolument que je l’emmène dans le cimetière d’un petit village à la Barbade, car c’est là qu’est enterré le dernier empereur romain d’Orient (Byzantin). Je lui ai dit « Charles, tu es sûr que tu as bien lu ton bouquin ? », Rome, Constantinople et Bridgetown ce n’est pas pareil !

Mais en effet, il y a une vieille pierre tombale qui date du tout début du XVIIème siècle, écrite en latin. Le tout dernier empereur qui s’est battu sur les remparts de Constantinople, contre l’empire Ottoman, et qui est mort à la fin du XVIème siècle, a laissé la suite à son fils. Celui-ci est parti en Angleterre, puis Cromwell à pris le pouvoir. Le fils croyait à la légitimité de la royauté, et était donc contre Cromwell, ce qui ne lui a pas porté bonheur. Sa famille étant riche, propriétaire de plantations à la Barbade, il est parti se réfugier dans cette colonie, où il est mort sans descendance. Sa famille et ses ancêtres ont régné sur l’empire Byzantin, et il figure aujourd’hui sur un timbre-poste de la Barbade. L’histoire est fascinante !

La suite de cette interview arrive très vite sur le blog !

Toutes les illustrations sont (c) Maison Ferrand / West Indies Rum Distillery

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