Depuis déjà plus de deux ans, la marque El Dorado a revu la recette de ses trois assemblages phares, que sont le 12, le 15 et le 21 ans. Cette évolution s’est faite en toute discrétion, à l’occasion d’un petit relooking, et les célèbres distillateurs du Demerara n’ont pas du tout communiqué sur le sujet. Ce changement de formule aurait pu passer complètement inaperçu, si un certain nombre amateurs n’avait pas été interloqué par une refonte assez sensible du profil aromatique des rhums, et surtout de leur texture.
En effet, de l’avis de la plupart des amateurs confirmés, les rhums classiques de la gamme El Dorado étaient de très bons rhums, typiques de la prestigieuse tradition du Guyana, mais leur édulcoration avait tendance à lasser à la longue et à gâcher l’expérience. Si bon nombre d’entre-nous ont découvert la « tradition britannique » au travers de ces rhums, ils sont malheureusement restés au stade de rhums à vocation d’initiation.
C’est quelque chose que j’ai toujours regretté à titre personnel, pensant que le Demerara avait tant à offrir grâce à sa collection vivante d’alambics de légende, et ce d’autant plus que sa capacité de production et ses chais bien remplis lui permettaient de produire des assemblages de grande qualité en grandes quantités, à l’image d’Appleton par exemple. Eh bien il se trouve que mes souhaits ont été entendus, où tout du moins qu’El Dorado a pris en compte la tendance qui veut que la nouvelle maturité des amateurs produise une demande de rhums plus secs et plus puissants (en réalité la véritable raison est toute autre, mais vous le saurez à la fin de l’article ;).
La tradition de la coloration
Cette évolution a pris du temps, car l’édulcoration des rhums semble être une pratique traditionnelle au Guyana, comme le rapporte Marco Freyer de l’excellent blog Barrel Aged Mind. Il cite un ancien manuel du XIXème siècle, destiné aux planteurs de Guyane Britannique, qui décrit l’aspect primordial du colorant, ainsi que sa recette. Il s’agit en substance de faire décanter en fût un caramel dilué avec des têtes de distillation, cette préparation étant ensuite destinée à vieillir avec les rhums (on parle d’1,5 litres de préparation pour 350 litres de rhum). Cette pratique n’est pas sans rappeler celle du dosage dans le monde du cognac, où l’on élève également des sucres alcoolisés en fût.
Cette pratique de coloration est différente de celle, plus moderne, qui a recours au E150a, un caramel ultra concentré et non sucrant. Elle entraîne donc une édulcoration non négligeable, qui était tout à fait remarquable jusqu’ici, mais qui s’est largement atténuée, de l’avis des dégustateurs.
Ancienne et nouvelle génération : le match
Nous en avons donc profité pour déguster à nouveau l’ensemble de la gamme, pour la comparer avec les anciens embouteillages tout en appuyant nos conclusions par des mesures d’obscuration (différence entre le degré d’alcool indiqué sur l’étiquette et celui mesuré par un densimètre. Cette différence, une fois interprétée, peut indiquer la présence d’un élément autre que l’eau ou l’alcool, un caramel par exemple, qui « fausserait » la mesure). Merci à Cyril Weglarz du site Durhum.com pour son aide.
Il est important de noter qu’une interprétation donnant un résultat entre 0 et 5 grammes par litre est considérée comme normale, sans ajout extérieur, car l’extraction des composés du fût durant le vieillissement donne lieu à une obscuration naturelle.
El Dorado 12 ans – ancienne version – 40 %
Rhums assemblés pour cette cuvée :
++ Doubles colonnes Coffey de la distillerie Diamond (SVW)
Double colonne Coffey en bois de la distillerie d’Enmore (EHP)
Le nez est expressif et légèrement corsé, avec un boisé bien toasté aux nuances de torréfaction et des fruits à coque relevés d’une bouffée d’épices douces. C’est un profil assez clair cependant, agréable et lisible, où l’on distingue une certaine complexité oxydée de noix et de fruits mûrs.
L’aération nous donne une ambiance plus moelleuse, alors que l’on s’enfonce un peu plus dans les fibres tendres du chêne. On s’abandonne alors à la vanille, à la noix de coco, tandis que les fruits prennent une tournure plus acidulée.
La bouche est très douce, en raison d’un degré d’alcool assez réduit et surtout d’une texture très suave, ronde et caramélisée. Les fruits à coque sont moelleux, moyennent intenses, ils sont pris dans un sirop vanillé et détendu par un liquide boisé.
En finale, c’est cette sensation légèrement boisée qui subsiste, avec une poudre légère de fruits à coque accompagnée d’un caramel blond.
« Une expression très douce et moelleuse, extrêmement facile et au final plutôt légère… »
El Dorado 12 ans – nouvelle version – 40 %
Rhums assemblés pour cette cuvée :
++ Doubles colonnes Coffey de la distillerie Diamond (SVW)
Double colonne Coffey en bois de la distillerie d’Enmore (EHP)
Au nez, on trouve un rhum relativement léger d’où s’échappent des notes éthérées et finement fruitées. Tenu par un boisé sec et grillé, ce rhum au profil tendu ne commence à délivrer ses arômes gourmands de fruits à coque qu’après quelques instants de repos.
Avec l’aération, la gourmandise des noix de pécan et du sirop d’érable prennent le dessus, pour notre plus grand plaisir. Le boisé est enrobé d’une mixture caramélisée et légèrement torréfiée, pour obtenir un profil de chêne américain à la fois gourmand et de caractère.
La bouche est très douce et fluide, avec une attaque très facile qui efface toute agression éventuelle de l’alcool. Les fruits à coque et les épices entrent ensuite en scène, convoyés par un boisé liquide doucement alcoolisé et parsemé de notes de fruits acidulés.
La finale est légère et doucement épicée, avec un voile de vanille qui masque une poignée de fruits exotiques et de noyaux, concentrée mais lointaine.
« Un rhum assez typique de sa tradition, qu’il présente ici d’une façon très accessible et fluide… »
Au nez, la nouvelle version est plus légère et plus sèche dans un premier temps, alors que l’ancienne était plus amplement torréfiée. Avec un peu d’air, les deux version gagnent en rondeur et en gourmandise. Mais en cela la nouvelle version semble bien plus élégante, moins douce et facile.
En bouche, les deux rhums sont très doux, mais l’ancienne version se distingue par un côté liquoreux assez appuyé. La nouvelle version est plus fluide et plus subtile, mais reste très légère.
La finale est similaire sur les deux rhums, excepté une sensation sucrée qui subsiste sur l’ancienne version. On remarque par contre une sensation de rhum plus concentré sur la nouvelle.
Voici les mesures que nous avons réalisées pour ces deux rhums :
Ancien
TAV indiqué : 40 %
TAV mesuré : 34,9 %
Quantité estimée de caramel = entre 19 et 22 g/L
Nouveau
TAV indiqué : 40 %
TAV mesuré : 38,2 %
Quantité estimée de caramel = entre 4 et 8 g/L
El Dorado 15 ans – ancienne version – 43 % (il a aussi existé une version à 40 % par le passé)
Rhums assemblés pour cette cuvée :
++ Doubles colonnes Coffey de la distillerie Diamond (SVW)
++ Pot still à double retors en bois de la distillerie Port Mourant (PM)
Double colonne Coffey en bois de la distillerie d’Enmore (EHP)
Pot still en bois de la distillerie de Versailles (VSG)
Le nez bien torréfié nous laisse imaginer un rhum qui s’est largement imprégné des arômes de son fût toasté. Rapidement, il s’insinue dans les fibre du bois. Il en extrait des notes plus doucement épicées, vanillées, rondes et gourmandes comme un lait de coco.
Avec l’aération, quelques nuances végétales presque cendrées passent brièvement au dessus du verre. Elles s’acoquinent ensuite avec d’autres accents tanniques, légèrement résineux et frais. On revient ensuite au chêne toasté, sur lequel s’agglomère une confiture de fruits un peu trop cuite, caramélisée et concentrée.
La bouche s’équilibre dès l’attaque, avec un caractère concentré, boisé et épicé d’une part, et une rondeur que l’on ne peut ignorer de l’autre. La puissance du rhum est largement enrobée par un côté presque liquoreux, où la vanille vient battre le boisé grillé à plate couture. De ce chêne toasté, on conserve bien davantage les épices douces que les tanins ou le caractère torréfié.
En finale, la confiture de fruits s’éclipse également. L’on garde à l’esprit un caractère résolument rond, doucement épicé et sucré.
« Un rhum au boisé aussi toasté que rond, aussi torréfié que sucré… »
El Dorado 15 ans – nouvelle version – 43 %
Rhums assemblés pour cette cuvée :
++ Doubles colonnes Coffey de la distillerie Diamond (SVW)
++ Pot still à double retors en bois de la distillerie Port Mourant (PM)
Double colonne Coffey en bois de la distillerie d’Enmore (EHP)
Pot still en bois de la distillerie de Versailles (VSG)
Le nez est largement torréfié, si bien que l’on devinerait presque le côté poudreux d’un marc de café. Le cœur du rhum est relativement léger, comme en témoignent les notes de bonbons aux fruits qui commencent à passer entre les fibres du chêne grillé.
Avec l’aération, l’on conserve un profil relativement tendu, avec des envolées éthérées qui semblent nettoyer la surface du fût. Elles emportent ainsi avec elles des notes de vernis, de bois grillé, de fruits à coque torréfiés à la flamme.
En bouche, on retient d’abord une attaque plutôt fluide. On pense à un rhum au boisé grillé sur lequel on aurait passé un sirop d’érable un peu dilué. Le milieu de bouche nous emmène ensuite au cœur du style Demerara, avec beaucoup de retenue cependant. On distingue alors des noix toastées et caramélisées, des fruits exotiques bien mûrs, des épices douces, ainsi qu’un côté légèrement minéral et poudré, encore une fois tout en nuances.
La finale est légèrement sucrée, doucement épicée, le rhum s’efface assez rapidement du palais.
« Une expression dans laquelle le registre de la torréfaction est traité avec beaucoup de fluidité… »
La différence entre les deux version est bien marquée. L’ancienne est très riche et gourmande au nez, alors que la nouvelle semble plus sobre et torréfiée.
En bouche, la différence se fait également, car l’ancienne version est un combat entre le boisé grillé et la rondeur du sucre (combat remporté par la rondeur), alors que la nouvelle version est bien plus délicate et complexe, bien que très fluide.
La finale est définitivement emportée par la rondeur sur l’ancienne version, alors que la nouvelle est très légère.
Voici les mesures que nous avons réalisées pour ces deux rhums :
Ancien
TAV indiqué : 43 %
TAV mesuré : 36,5 %
Quantité estimée de caramel = entre 24 et 28 g/L
Nouveau
TAV indiqué : 43 %
TAV mesuré : 41,6 %
Quantité estimée de caramel = entre 4 et 8 g/L
El Dorado 21 – ancienne version – 43 %
Rhums assemblés pour cette cuvée :
++ Colonnes Savalle de la distillerie d’Uitvlugt (AN – Anciennement Albion)
Double colonne Coffey en bois de la distillerie d’Enmore (EHP)
Pot still en bois de la distillerie de Versailles (VSG)
Au nez, l’on ressent tout de suite le grand âge de ce rhum. Le boisé est concentré, mais totalement harmonieux, intégré. Les tanins ont eu largement le temps de se fondre et de s’harmoniser, tout en conservant un souvenir de leur fraîcheur. Une petite touche résineuse vient ainsi rejoindre une poignée de fruits exotiques bien mûrs. Cela forme une touche corsée typique de la tradition de cette région.
L’aération nous offre un profil bien reposé, moelleux, toujours très sombre. On touche au domaine du sherry, du porto, parfois de l’armagnac, avec des notes de pruneau, de noix, de noyau, d’amande, de datte. Puis une touche résineuse et une pâte de fruits bien concentrée gardent le rhum bien vivant.
En bouche, les fruits concentrés, les tanins et le côté minéral de la poudre à canon viennent tout de suite nous chatouiller les papilles. La concentration est au rendez-vous, cependant c’est avec une certaine fluidité qu’elle glisse sur le palais. La texture est en effet légère, et dotée d’une légère sucrosité. Celle-ci rappelle étrangement le jus de canne cuit et enrobe bientôt l’ensemble.
La finale est gourmande, marquée par des noix de pécan et un sirop d’érable appuyés par une pâte de fruits aux accents cuivrés.
« Un caractère de très vieux rhum bien concentré, rendu accessible par une texture très fluide… »
El Dorado 21 – nouvelle version – 43 %
Rhums assemblés pour cette cuvée :
++ Colonnes Savalle de la distillerie d’Uitvlugt (AN – Anciennement Albion)
Pot still en bois de la distillerie de Versailles (VSG).
On note que le distillat de la colonne Enmore ne fait plus partie de l’assemblage.
Le nez offre un joli concentré de bois grillé, abondé par un caractère poudré très typique qui nous rappelle les grandes heures de la Navy. Le cœur du rhum est ample et généreux. Il est gorgé de fruits exotiques concentrés, confits, logés dans des coquilles de noix comme autant de petites bombes d’arômes.
L’aération nous met face à un rhum complexe, harmonieux. Il repose sur un boisé concentré et élégant, habité par des fruits séchés et confits aux noyaux intenses, ainsi que par un mélange d’épices aux arômes profonds. Son caractère corsé et poudré est toujours présent. Il s’impose petit à petit avec l’aide d’une poignée de fruits exotiques très mûrs, réduits et concentrés en un noyau solide.
En bouche, tout le spectre du style Demerara défile sur les papilles dès l’attaque. Le boisé grillé aux accents de réglisse s’en saisit et les enrobe d’un caramel incrusté de noix de pécan et de vanille. Puis son côté le plus torréfié fait miroiter quelques nuances carbonisées, aux frontières du café noir. Les fruits reprennent la main, sous la forme d’une confiture réduite à l’extrême. Dans la casserole en cuivre, on a aussi jeté une bonne poignée de clous de girofle.
La finale est plutôt ronde et sucrée dans la longueur, avec un sirop de réglisse et de sucre de canne qui colle aux lèvres. Reste le souvenir d’un caramel cuivré aux reflets de noyaux.
« Une belle concentration qui colle au palais tout en étant très accessible par son côté à la fois rond et fluide… »
Les deux versions sont plutôt proches au nez, avec leur concentration, leur côté confit et leur âge palpable. La nouvelle version se montre un peu plus élégante, avec une gourmandise moins « régressive ».
La bouche est également assez semblable, un peu minérale, riche. L’ancienne version était sans doute un peu moins ample sur le palais. Elle était plus fluide, alors que la nouvelle se montre plus fortement grillée.
La finale est dans la continuité de la bouche pour les deux versions. La nouvelle semble toutefois un peu plus sucrée dans la longueur.
Voici les mesures que nous avons réalisées pour ces deux rhums :
Ancien
TAV indiqué : 43 %
TAV mesuré : 39 %
Quantité estimée de caramel = entre 16 g/L
Nouveau
TAV indiqué : 43 %
TAV mesuré : 39,7 %
Quantité estimée de caramel = entre 12 et 16 g/L
Une évolution progressive
Les anciennes versions ont été mesurées sur des embouteillages de 2019/2020 environ. Johnny Drejer et Wes Burgin avaient effectué d’autres mesures aux alentours de l’année 2015, et avaient trouvé des degrés d’obscuration encore plus importants. Il semble donc qu’El Dorado ait progressivement réduit les quantités de colorant / édulcorant. Rappelons d’ailleurs qu’avec un tel nombre d’années de vieillissement (les comptes d’âge d’El Dorado sont authentiques, ce qui permet de constater l’excellent rapport âge / prix de ces cuvées), il faut un certain temps avant que les changements ne se fassent réellement sentir.
Dans une interview donnée à CocktailWonk, Shaun Caleb, le maître distillateur de Demerara Distillers Limited, indique avoir commencé à étudier une évolution dans les techniques de vieillissement dès 2004, avant tout pour des raisons économiques. La distillerie avait jusque là pour habitude d’utiliser de très vieux fûts usagés. Elle compensait leur faible expression par le fameux caramel « maison ». Lorsqu’elle a élargi ses chais de façon significative lors de cette même année, elle a réalisé qu’il lui faudrait produire et stocker un nombre impressionnant de fûts pleins de caramel. Cette perte de place étant une perte d’argent, elle a plutôt décidé d’investir dans des fûts plus frais. La jeunesse de ces fûts, combinée à une chauffe forte, permettrait d’apporter la même couleur et une texture se rapprochant de l’ancienne.
Tout un parc de fûts à remplacer
Ce sont donc ces fûts qui sont petit à petit entrés dans les assemblages El Dorado. Cela explique l’évolution progressive du profil, et le fait que le 21 n’ait pas encore beaucoup changé. Le changement de politique ayant en effet eu lieu en 2004, les fûts de 21 ne sont pas encore concernés. Les différences sont ainsi surtout marquées pour les versions 12 et 15 ans, où le caramel a quasiment disparu. C’est alors la torréfaction et le boisé qui s’imposent, alors que l’excès de rondeur s’efface.
C’est en tout cas l’occasion de redécouvrir une distillerie et un style mythiques. On oserait même désormais l’imaginer avec quelques degrés de plus, pour que cela soit vraiment parfait ! 😉
Images (c) Demerara Distillers Limited